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Dossier « Vers un numérique responsable » – Entretien avec Yves Marry

Sommes nous en train de perdre « La guerre de l’attention » ? Notre attention est devenue -selon les auteurs du livre « La guerre de l’attention », Yves Marry et Florent Souillot -, une ressource capturée et exploitée par les acteurs du numérique, « une marchandise comme une autre » . Rivés sur nos écrans, le prix de notre attention est celui du temps que nous donnons aux outils et acteurs numériques… Voilà sans doute une bonne raison de lever les yeux. Et peut être même d’encourager les publics culturels à en faire de même ? Nous avons échangé avec Yves Marry, co-auteur de cet ouvrage et co-fondateur de l’association « Lève les yeux ».

« Des retards de langage, des troubles de l’attention, des baisses de la mémoire et de l’intelligence… »

Communicant.info : Bonjour Yves, est ce que vous pouvez commencer par vous présenter ainsi que l’association « Lève les yeux ! » ?
Yves Marry : Je suis cofondateur et délégué général de l’association « Lève les Yeux ! ». Nous avons créé celle-ci avec Florent Souillot en 2018. Cette association vise à promouvoir la déconnexion en sensibilisant tous les publics aux effets de la surexposition aux écran et donc aux vertus du fait de se détacher des écrans.

Communicant.info : On parle souvent des bénéfices apportés par les services numériques. Et plus particulièrement pour les acteurs culturels (démocratisation culturelle, accès aux savoirs). Quelles peuvent être les conséquences d’une hyperconnexion à ces services numériques ?
Yves Marry : Elles sont larges et assez graves. Nous distinguons plusieurs champs avec les impacts sur la santé, en particulier pour les plus jeunes mais aussi pour les plus âgés : cela joue sur la sédentarité et donc l’obésité. Cela impacte la cognition (capacité à apprendre) en particularité chez les enfants : on constate, dans les études, des retards de langage, des troubles de l’attention, des baisse de la mémoire et de l’intelligence. Cela affecte aussi l’aspect éducatif : on apprend moins bien en passant beaucoup de temps derrière un écran.
Le numérique a évidemment des impacts sur l’environnement. Enfin, il touche aussi les liens interpersonnels, le vivre ensemble : les relations humaines sont détériorées par la virtualité des relations. Le temps d’écran a, en effet explosé ces derniers temps. On était à 5 heures par jour en moyenne avant l’arrivée des smartphones. Aujourd’hui, on est autour de 10 heures par jour sur des journées de 17 heures éveillées. C’est massif et cela a des conséquence assez néfastes.

« Les lieux culturels ont justement cette mission de proposer une ouverture au monde, de l’émerveillement, de l’éveil des sens. Imaginer que cette mission puisse être déplacée dans le monde virtuel, c’est se tromper totalement sur ce qu’est ce monde. »

Communicant.info : Comment les lieux culturels pourraient sensibiliser et agir en réponse à ces problématiques ? On pourrait en effet penser que – par exemple -, la présence de ces lieux sur les réseaux sociaux pourrait avoir des vertus sociales ?
Yves Marry : Mon sentiment c’est qu’il y a énormément de métiers qui ont une attitude mêlée de naïveté et de fascination collective pour les technologies numériques qui frise l’aveuglement. Il y a évidemment une dimension pratique et utile apportée par la technologie et qui peut améliorer certaines fonctions, accélérer certaines choses. Mais ce que l’on constate tous, plus ou moins avec un peu de bon sens, c’est le fait que cela appauvrit fortement les relations et les expériences sensitives. Et les lieux culturels ont justement cette mission de proposer une ouverture au monde, de l’émerveillement, de l’éveil des sens. Imaginer que cette mission puisse être déplacée dans le monde virtuel, c’est se tromper totalement sur ce qu’est ce monde. Ce n’est pas une absence d’expérience, c’est une expérience appauvrie ! C’est à dire que l’on va suivre quelque chose avec ses yeux, un peu ses oreilles. Mais le corps ne se déplace pas, on a les mains qui ne touchent pas, on n’interagit pas avec d’autres humains. Et il y a un vrai risque à long terme pour le monde de la culture qui fait le choix de transférer tout un tas d’activités sur le numérique…

« …Réduire la place du numérique et valoriser les expériences sensitives réelles… »

Communicant.info : Mais concrètement, que peuvent faire les lieux culturels ? Doivent-ils freiner leur numérisation ?
Yves Marry : A mon avis, il y a une véritable réflexion à mener pour essayer de sortir d’une phase d’aveuglement voire de naïveté, notamment pour évaluer ce qu’apporte le numérique proportionnellement aux nuisances qu’il peut avoir.
Ensuite il y a plusieurs choses qui se mélangent. Par exemple, la communication sur les réseaux sociaux qui semble inévitable. Ensuite il y a l’expérience dans les lieux où, par exemple, l’on va proposer des tablettes aux enfants pour faire la visite. Et au final, plus personne ne regarde le lieu mais tout le monde fixe un écran. Est ce qu’alors que les gens passent déjà leurs journées sur les écrans, on va encore leur proposer de regarder un lieu au travers d’un autre écran ? Dans les lieux de culture, il y a, sans nul doute, une réflexion à mener pour réduire la place du numérique et valoriser les expériences sensitives réelles. Cela peut paraître banal et anti-moderniste, mais c’est ce qui a le plus de valeur et qu’il faut valoriser dans les lieux.

« Il serait bon de réfléchir à sortir de cette emprise numérique. »

Communicant.info : A votre avis, comment les lieux culturels peuvent conjuguer le fait d’être visible en ligne et le bien être de leurs publics ? Est ce que c’est schizophrène d’imaginer faire les deux à la fois ?
Yves Marry :
C’est très difficile de sortir de cette schizophrénie puisque toute la société impose ce cadre. C’est cependant possible : l’association « Lève les yeux ! » existe par exemple sans être sur les réseaux sociaux. Il y a plusieurs organisations qui ne sont pas sur les réseaux sociaux… Sans doute que pour certains lieux renommés, un site internet suffirait largement… On peut fonctionner avec une newsletter qui a souvent plus d’impact que des posts sur les réseaux sociaux… Ce sont des questions de stratégie de communication. Mais j’ai le sentiment qu’il y a encore une fois, un peu de naïveté sur les vertus de ces réseaux sociaux. Parce qu’en fait l’on est en concurrence avec d’autres acteurs qui ont des moyens colossaux pour occuper tout l’espace, toute l’attention humaine. On se créée une dépendance à des plateformes numériques qui sont, bien souvent, américaines, multi-milliardaires et pas du tout orientées vers l’intérêt général. Et il serait bon de réfléchir à sortir de cette emprise numérique


« La Guerre de l’attention, comment ne pas la perdre«  Yves Marry, Florent Souillot, L’Echappée

Qui dit équipements numériques dit écrans… Et qui dit écrans dit « temps passé devant les écrans »… Ce temps qui ne cesse d’augmenter (10 heures pour les adultes, soit deux fois plus qu’il y a huit ans et… jusqu’à 13h30 pour les 16-24 ans (sur 17 heures éveillées). Nous sommes donc en train de perdre la « guerre de l’attention. Cette guerre, nous en sommes les victimes mais aussi les meilleurs contributeurs…
Le livre d’Yves Marry et Florent Souillot dresse le bilan des impacts causés par celle-ci (notamment chez les plus jeunes): sommeil perturbé, concentration et capacité cognitives diminuées, irritabilité, augmentation des cas d’obésité… Mais aussi le malaise et les dérives suscités par la société du « sans contact », sans oublier la polarisation du débat démocratique…
Les 2 auteurs décryptent aussi les rouages de la captologie ou comment le design des plateformes et services numérique sont mis en place pour manipuler et capter notre attention.
Ce livre se veut également un plaidoyer pour une société qui met en place une société de l’attention, qui refuse « une vie aliénée, devant un écran, au service d’actionnaires inconnus« . Une société qui prendrait au sérieux la crise écologique et comme l’affirme les deux auteurs : « ce qu’il faut conserver c’est le monde vivant : il faut prendre le temps de se relier à lui et cesser de le détruire« …

Auteur
Je m’appelle Cyril Leclerc. Je propose, en tant qu’indépendant, du conseil et de l’accompagnement en communication dans les domaines culturels et artistiques. Diplômé en Histoire de l’Art et en Ingénierie culturelle, je me suis, au fil de mon parcours, spécialisé dans la communication culturelle, jusqu’à en faire mon métier. J’ai notamment été pendant sept années, chargé de la communication culturelle à l’Abbaye aux Dames, la cité musicale (Saintes – France). Je m’intéresse particulièrement à la façon dont on peut mettre les outils marketing au service de projets culturels et comment la communication peut enrichir un projet culturel, lui apporter du sens…