À la sortie des différents confinements, il s’est posé régulièrement la question : faut-il reprendre la vie culturelle à la normale ? Le secteur culturel et notamment le spectacle vivant, n’échappe pas à cette interrogation.
Ainsi l’association La collaborative* (qui réunit 5 agences culturelles régionales) a lancé une collaboration avec l’association Green Room sous le vocable d’objectif 13. Le but affiché de ce partenariat ? Décarboner tant que possible l’activité des arts vivants. C’est dans ce contexte, que nous avons sollicité le consultant David Irle, lui même impliqué dans ce projet.
Communicant.info : Bonjour David, pouvez-vous vous présenter et présenter le projet Objectif 13 dont vous êtes partie prenante ?
David Irle : Bonjour, pour me présenter en quelques mots, j’ai une expérience d’une dizaine d’années dans l’accompagnement à la diffusion de spectacle vivant et dans le développement de projets européens. Il y a cinq ans, le besoin de réinterroger mon quotidien s’est fait sentir et cela m’a conduit à me former sur les enjeux environnementaux. Chemin faisant, j’ai réalisé que mon ancien secteur d’activités manquait de ressources, notamment sur la question spécifique des enjeux climatiques. Il y avait une forme de déconnexion entre les enjeux environnementaux, les objectifs fixés par l’Accord de Paris par exemple, et les pratiques et les analyses prospectives qu’on pouvait lire. J’ai donc développé une activité de conseil que la crise sanitaire a considérablement stimulé.
Le projet Objectif 13 consiste donc à faire un focus sur l’un des objectifs du développement durable : la lutte contre le réchauffement climatique. Il nous semblait que cet objectif restait en retrait dans le secteur culturel, et dans le spectacle vivant en particulier, qui s’est depuis longtemps emparé d’autres enjeux, notamment autour des piliers économiques et sociaux de l’Agenda 21, mais qui a toujours eu plus de difficultés à se confronter plus directement au sujet de la décarbonation.
C.I : Ce projet envisage donc de « décarboner » autant que possible le secteur du spectacle vivant. Y-a-t-il une évaluation de son impact en terme d’émissions de Gaz à Effet de serre (GES) ?
DI : La dynamique s’est accélérée ces derniers mois, mais nous sommes toujours dans un contexte où nous n’avons pas de stratégie sectorielle autour de cette question. Cela nous pose de nombreux problèmes, à commencer par l’absence de diagnostic précis. Les quelques professionnels qui analysent ces enjeux sont obligés de s’appuyer sur des données encore disparates, avec de nombreux trous dans la raquette. Cette absence de vision stratégique génère de la passivité, un sentiment de culpabilité parfois, voire de l’énervement ou des résistances, alors que nous aurions tous besoin d’entrer en responsabilités, de poser la question des outils, des moyens, des objectifs et des stratégies d’adaptation pour mener une transition écologique au mieux-disant. Objectif 13 a pour ambition d’amener une pierre à cet édifice, en venant travailler la question de la mobilité, qui est la question principale en matière d’impact carbone dans le spectacle vivant, loin devant tout le reste.
« Aller plus loin que l’analyse simpliste qui consisterait à promouvoir systématiquement le retour au local »
C.I : Si les déplacements et notamment ceux des publics constituent le principal poste d’émission de GES, comment peut-on procéder pour faire venir les publics, tout en réduisant le bilan carbone ?
DI: En effet, si on devait poser une règle un peu générale sur le sujet, et bien qu’il faille bien sûr prendre en compte la spécificité de chaque projet, la mobilité des publics est le principal gisement de baisse des émissions de gaz à effet de serre dans le spectacle vivant. C’est d’ailleurs vrai de la culture en général, dans les arts visuels par exemple, même si c’est un peu moins le cas désormais dans le cinéma où les impacts du numérique prennent le dessus en raison de changements d’usages, et bien sûr, dans les métiers de l’édition ou du patrimoine, des secteurs pour lesquels nous manquons encore de données pour tirer des conclusions plus définitives. Dans le spectacle vivant, la mobilité des publics représente en effet le plus souvent les deux tiers de l’impact carbone des projets analysés en scope 3 (quand on intègre au périmètre du diagnostic environnemental les émissions indirectes liées à l’amont et à l’aval des projets, ce qui est le modèle recommandé par l’ADEME pour avoir une vision la plus sincère possible de nos impacts).
Approfondir l’analyse et la réflexion autour de la mobilité des publics et de la mobilité des artistes, dont on sent bien qu’elle fait système, nous semble nécessaire pour aller plus loin que l’analyse simpliste qui consisterait à promouvoir systématiquement le retour au local, ce qui peut avoir beaucoup de sens en matière d’agriculture, un peu moins en matière de culture. En matière culturelle – et la question des droits culturels vient le rappeler – de nouveaux équilibres entre le local et le global sont à construire. La transition écologique permet d’en revenir à des fondamentaux en matière de tournées ou en matière de dimensionnement des projets en fonction des bassins de vie, mais n’a sans doute pas vocation à faire la promotion d’un repli culturel sur nos territoires. Il s’agit aussi de veiller à ne pas casser des équilibres économiques fragiles dans ce secteur, au sortir d’une crise violente, et de nous demander comment être le plus efficace possible sur cette question.
Pour réduire l’impact en mobilité des publics, il faut croiser trois approches : la sensibilisation, les mesures techniques et les transformations systémiques. Du point de vue de la sensibilisation, la prise de conscience n’est pas encore claire, notamment autour de l’usage de la voiture individuelle. Or, on a vu, lors de la crise des gilets jaunes, à quel point elle pouvait être au centre des crispations et on peut lire dans des analyses croisées à quel point la décarbonation des transports représente un risque sectoriel pour nous : la culture et les loisirs sont la troisième cause de mobilité en France.
Compte tenu de la place de l’usage de la voiture individuelle en matière de mobilité des publics, il y a sans doute urgence à mieux informer sur l’impact de l’autosolisme. Quand on est tout seul dans sa voiture, on émet autant de gaz à effet de serre au kilomètre qu’en prenant l’avion. Tourner une clé de contact de véhicule thermique est devenu quelque chose de tellement naturel, je ne suis pas sûr que l’ampleur de cet impact soit encore bien perçue dans nos sociétés. Enfin, il convient de toujours rappeler les ordres de grandeur. Prendre un train ou un avion, ça n’a strictement rien à voir en termes d’impacts carbone pour un gain de confort minime. Il faut renforcer la pédagogie mais aussi saisir l’opportunité de l’évènement culturel pour en jouer. Un spectateur transformera plus facilement et rapidement ses déplacements ponctuels que ses déplacements quotidiens mais cela peut contribuer à accélérer sa prise de conscience et les changements d’habitudes. Et pour nous, c’est l’occasion de rappeler à quel point la pratique culturelle est un vecteur possible de transition. D’un point de vue technique, il y a beaucoup de choses à faire pour atténuer l’impact à modèle de mobilité constant. Etant moi-même sans voiture, je suis toujours frappé par la faiblesse des informations qu’on trouve sur les sites d’information des lieux ou évènements de spectacle en matière de mobilité. Il est très rare d’avoir des informations détaillées, des horaires de transport par exemple. On est souvent renvoyé à des sites externes alors qu’il faudrait prendre le spectateur par la main pour transformer ses habitudes et sortir de la facilité qui consiste à prendre son véhicule personnel. Il n’y a pratiquement jamais de dispositifs intermodaux pour faciliter les derniers kilomètres, les partenariats avec les autorités en charge des transports restent rares, les à-côtés pour faciliter le report modal (mise en place de casiers pour stocker ses affaires, garage à vélos sécurisés, etc.) aussi, et personne ne pense jamais à adapter ses horaires aux horaires de transport en commun, ce qui est parfois possible sur certains évènements ou spectacles.
« La principale clé pour le faire, c’est de sortir d’une logique de compétition pour entrer en complémentarité. »
Je ne cherche à blâmer personne, le paquebot est difficile à faire pivoter pour tout le monde. On le voit d’ailleurs quand on regarde les objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone analysés par le Haut Conseil pour le Climat. En matière d’émissions, le transport est le seul poste que nous n’avons pas réussi à réduire depuis 1990. Pire, c’est le seul poste où nos émissions ont augmenté ! Il y a énormément de choses à faire pour faire mieux les choses d’un point de vue technique mais nous aurons, de toutes façons, besoin d’approches plus systémiques de la question. De ce point de vue, il s’agira de réinterroger le modèle d’attractivité territoriale pour se demander quand il est adapté aux infrastructures de mobilité décarbonée actuelle ou future, et quand il ne l’est pas et ne pourra jamais l’être. Pour prendre un exemple caricatural et non représentatif : un festival organisé sur une île uniquement accessible en avion n’a aucune chance de devenir soutenable ou de réduire l’impact carbone en mobilité de ses publics. Un évènement dont le modèle économique est d’attirer des visiteurs internationaux en grande quantité est écologiquement condamné. On trouve aujourd’hui des festivals qui présentent d’abord l’aéroport comme porte d’entrée vers l’évènement. Quand on connaît les difficiles perspectives de décarbonation du secteur aérien, on peut affirmer que ce modèle sera impossible à décarboner à bon prix avant 2050, qui est, rappelons-le, l’échéance que nous donnent les scientifiques pour atteindre la neutralité carbone. A l’inverse, la régionalisation des publics, dont témoignent toutes les études sur les festivals et les salles racontent la possibilité de construire une forme de soutenabilité sur cette question. Pour faire une comparaison, s’agissant du tourisme de masse, on ne voit pas bien quelle serait la solution sinon y renoncer. Concernant le développement culturel, il existe en revanche un chemin vers la soutenabilité. Finalement, l’exercice consiste surtout à rappeler aux élus et aux porteurs de projets les limites de la croissance pour amener l’idée d’un juste développement, dimensionné aux ressources du territoire. La principale clé pour le faire, c’est de sortir d’une logique de compétition pour entrer en complémentarité.
C.I : Le projet « Objectif 13 » a été lancé en 2020. Malgré la crise sanitaire, quelles avancées ont pu être faites ?
DI : Le projet est encore dans sa phase de lancement, même si des premiers travaux (formation des collaborateurs des équipes de la Collaborative) ont été engagés. Nous allons démarrer doucement dans un contexte de reprise d’activités qui a mis tous les agendas en tension et nous allons monter en puissance sur la saison 2021-2022. Il y a de nombreuses initiatives autour de ces enjeux, nous souhaitons aussi ne pas réinventer l’eau chaude et dialoguer avec les initiatives similaires, tout en veillant à ne pas sursolliciter des professionnels épuisés par dix-mois de crise sanitaire.
« Il s’agit quand même d’arrêter de faire croire que les ronds vont pouvoir rentrer dans les carrés… »
C.I : L’AFP a communiqué le contenu d’un rapport interne du GIEC sur l’évolution du climat qui évoque des conséquences plus dramatiques que prévues à la hausse de la température mondiale… Il y a donc urgence à faire évoluer les pratiques culturelles vers un nouveau modèle ? Celui-ci doit-il être fait de renoncements ?
DI : Concernant la fuite d’un brouillon du sixième rapport du GIEC par l’AFP, il faut rappeler que les auteurs ont demandé eux-mêmes de ne pas le commenter, justement parce qu’il ne s’agit que d’un brouillon. Le GIEC a toujours eu souci de s’en tenir à des propos bien calibrés pour ne pas y perdre sa crédibilité. Les derniers évènements au Canada semblent néanmoins confirmer l’excessive prudence des prévisions du GIEC. Aux dires de l’ancien vice-président du GIEC, un phénomène de cette ampleur n’était pas attendu avant 2080. On peut donc anticiper un sixième rapport alarmiste, en effet. Mais soyons honnêtes, nous savons de toutes façons quoi faire depuis longtemps. Nous connaissons aussi l’ampleur du risque depuis longtemps. Peut-être avions-nous l’impression, à tort, que nos sociétés pourraient encore procrastiner quelques années.
En tant que consultant, je me refuse à dire ce qu’il faudrait faire, je peux dire ce qui est efficace et ce qui ne l’est pas. Il y a des impacts qu’il sera possible de réduire en étant plus efficient, en optimisant, en faisant mieux ce que nous faisons actuellement, en nous appuyant sur l’essor technologique.
Mais il s’agit quand même d’arrêter de faire croire que les ronds vont pouvoir rentrer dans les carrés. C’est « l’atterrissage » dont parle Bruno Latour, il s’agit pour nous de revenir un peu sur terre. Quand on voit les résistances farouches, par la société ou par les économistes, qu’ont pu générer une mesure toute simple comme la réduction à 110km/h sur l’autoroute, on se dit qu’il y a urgence à faire comprendre l’ampleur des mesures nécessaires. Je rappelle que l’objectif d’émissions de Co2 sur le transport en 2050, en France, dans le cadre de la Stratégie Nationale Bas Carbone, c’est zéro. Zéro. Oui, il y a des choses auxquelles il va falloir renoncer. Ces renoncements seront plus simples à vivre s’ils sont choisis en conscience plutôt que subis, encore faudrait-il accélérer le débat et les discussions éclairées sur ces enjeux ! C’est vrai pour notre société en général, et c’est vrai bien sûr au sein de notre secteur.
« N’opposons donc pas les chantiers, trouvons, là-encore, les complémentarités »
C.I : Dans les nouveaux initiatives qui émergent dans le domaine culturel, le bilan carbone est souvent la première préoccupation. Qu’en est-il de la biodiversité ? Il semble que les 2 problématiques soient bel et bien liées ?
DI : Merci de me donner l’occasion de la clarification concernant les liens entre le climat et la biodiversité. Les enjeux climatiques sont essentiels, ils vont structurer nos trente prochaines années au moins. Ils nécessitent une expertise spécifique et un angle d’analyse dédié qui s’inscrit en complémentarité des autres enjeux environnementaux. Il s’agit donc de prendre l’habitude de préciser de quoi on parle quand on parle d’impacts environnementaux ou de « pollution », et d’avoir une vision globale mais précise. Par chance, l’atténuation des impacts environnementaux se fait souvent en synergie. Je prendrais trois exemples des liens forts entre biodiversité et climat qui font désormais l’objet d’une coordination à l’échelle internationale entre le GIEC et l’IPBES. Quand on choisit de réinstaller des haies forestières dans nos campagnes avec des crédits carbone,on sait que c’est à la fois bon pour le climat et pour la biodiversité. Quand on décide de protéger les baleines et leur écosystème, on peut se souvenir que la baleine et l’océan en général sont de très importants puits de carbone. Enfin, quand on défend un modèle agricole soulagé des intrants artificiels et des pesticides au service d’une alimentation plus végétale, on promeut un modèle d’organisation plus soutenable, qui améliore à la fois le potentiel de stockage de carbone dans les sols, réduit les émissions de protoxyde d’azote ou de méthane, et permet la régénération du vivant. N’opposons donc pas les chantiers, trouvons, là-encore, les complémentarités, afin de ne pas faire fausse route et déployer de fausses solutions, y compris donc, au sein du secteur culturel. Mais gardons néanmoins à l’esprit qu’il y aura parfois des arbitrages à faire, surtout si nous voulons maintenir nos équilibres sociaux. Nous avons dix ans pour rattraper le retard pris et trente ans pour réussir la transition écologique, cela nécessite des étapes, une trajectoire, une vision, autant de questions qui restent pour l’instant ouvertes s’agissant de l’avenir du secteur culturel. Gardons aussi à l’esprit que si nous provoquons un match entre l’écologie et la culture, ce n’est pas la culture qui en sortira vainqueur, compte tenu de l’ampleur des enjeux. Il s’agit donc aussi d’entrer en transition écologique pour pouvoir choisir nous-même la meilleure manière de nous transformer.
* Site internet de La Collaborative
Photo : Marielle Rossignol