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Convention de Faro et communautés patrimoniales : entretien avec Prosper Wanner (les oiseaux de passage)

Prosper Wanner est à la fois sociétaire et gérant de la coopérative « les oiseaux de passage », enseignant et membre d’une communauté patrimoniale. En marge des Rencontre de Goutelas, organisées par l’Association des Centres Culturels de Rencontre, nous l’avons interrogé sur la Convention de Faro, l’hospitalité dans un lieu patrimonial, la notion de public(s)… Il a bien voulu répondre sans détour, à nos interrogations.

« Le patrimoine va être une ressource pour trouver un espace de dialogue… »

Bonjour Prosper, pouvez-vous présenter brièvement ?

Je suis sociétaire et salarié sur des questions de recherche et développement au sein de la coopérative « les oiseaux de passage« . C’est est la fois une plateforme où il y a des communautés d’hospitalité qui partagent leurs récits et qui mènent des travaux de recherche sur les question d’hospitalité. Par ailleurs, je suis aussi membre d’une communauté d’hospitalité dans les quartiers Nord de Marseille, intitulée « Hôtel du Nord ». Et je suis aussi enseignant à l’université d’Aix-Marseille en médiation culturelle.

Comment pourrait-on présenter de façon synthétique la Convention de Faro et ses enjeux ?

Souvent pour présenter de façon synthétique cette convention du Conseil de l’Europe, on dit que c’est la première qui ne s’intéresse pas à comment on conserve le patrimoine. Mais pourquoi on le fait : pourquoi on le fait pour la société, pour la promotion de la démocratie, pour le dialogue interculturel, pour le développement local ou la gestion des conflits. Il s’agit vraiment de développer la vision du patrimoine comme une ressource. Et c’est une convention qui reconnaît, dans ce cadre là, le droit au patrimoine culturel, soit le droit de chacun de participer à la fabrique patrimoniale comme droit humain.

Dans cette dernière, le patrimoine est notamment présenté comme une ressource pour le développement humain. En quoi et comment il peut jouer ce rôle ?

Tout d’abord, on parle du patrimoine dans une vision élargie. Ce ne sont pas uniquement les « grands monuments ». Mais on prend en considération tout ce qui relève des interactions entre personnes et le milieu dans le lequel elles se trouvent.
Ensuite le patrimoine est une ressource, c’est à dire quelque chose à laquelle sont attachées les communautés, quelque chose que celles-ci souhaitent transmettre. Mais aussi quelque chose qu’elles vont utiliser pour résoudre des questions de qualité de vie, de développement local, de gestion des conflits. Cela peut être utilisé dans le cadre de ce qu’on appelle des « patrimoines dissonants », où il peut y avoir des récits différents. Le patrimoine va être une ressource pour trouver un espace de dialogue.
Cela relève aussi de ce sur quoi travaille le Conseil de l’Europe : des questions de démocratie, d’État de droit et de Droits de l’Homme. Le patrimoine va être vu comme une ressource pour promouvoir ces trois axes.

« La reconnaissance de ces différents récits doit permettre de faire humanité ensemble »

Les patrimoines sont porteurs de récits qui peuvent parfois être dissonants, voire s’avérer conflictuels. Comment arriver à construire une vision partagée ?

Ces dissonances sont assez fréquentes. Le Conseil de l’Europe, ce sont quarante-sept pays et de tous les pays qui sont le continent européen, un certain nombre ont pu avoir des régimes totalitaires, des approches colonialistes… On y trouve des patrimoines qui peuvent avoir une valeur au niveau architectural ou esthétique… Mais aussi qui peuvent avoir été des lieux de propagande, de torture ou de détention…
La Convention de Faro reconnaît la diversité d’interprétation. On sort donc du récit unique, on peut avoir plusieurs interprétations. Mais si on doit faire se rencontrer ces interprétations, cela a lieu dans un cadre bien précis : la démocratie, l’État de droit et les droits humains. Cela veut dire que le droit au patrimoine culturel relève du droit de participer à la vie culturelle. Il est donc interdépendant et pas séparé des autres droits humains. On ne peut donc revendiquer, par exemple, l’exercice d’un droit au patrimoine culturel qui irait à l’encontre de la dignité d’une personne… La reconnaissance de ces différents récits doit permettre de faire humanité ensemble. On est donc bien dans l’expression de différents récits, parfois conflictuels. Si je prends l’exemple de mon cas dans les quartiers Nord de Marseille, on imagine bien qu’entre le patron d’une entreprise, des gens qui ont parfois été des ouvriers syndiqués, les voisins de cette entreprise, on peut avoir différents récits de ce patrimoine. Tout l’enjeu est de les laisser s’exprimer, et de permettre à chacun de se construire son point de vue.

« On est donc pas dans un logique de reconnaître un récit par rapport à un autre »

Le fait de faire cohabiter plusieurs récits suppose-t-il un modèle plus horizontal, plus coopératif ? Le cas échéant est-ce qu’il n’efface un peu la notion de publics ?

Sur la cohabitation des récits, il y a tout un travail que l’on a testé au niveau du Conseil de l’Europe. Il s’agit de mettre en œuvre un texte qui est théorique par rapport aux enjeux du territoire, des communautés. On a, dans cette application, déterminé des phases.
– Au départ, le patrimoine est commun : c’est ce qui fait que les gens se réunissent pour défendre une rivière, un quartier face à une construction. Mais il n’ont peut être pas les mêmes intérêts à le défendre.
– la deuxième phase va être une phase de compréhension mutuelle. Comment permet-on à chacun d’énoncer ses points de vue ? A ce stade, il y a tout un travail de traduction, car il ne s’agit pas juste de connaître les récits ou visions des autres. Il s’agit de faire un travail de balade patrimoniale, d’aller en contexte, de rencontrer, de comprendre la langue de l’autre.
– Ensuite il y a une phase pour réhumaniser les rapports. Il s’agit de reposer le contexte : on est là dans le but de faire humanité ensemble. On est donc pas dans une logique de reconnaître un récit par rapport à un autre. Cela ramène souvent à réagencer un récit nouveau qui va ressortir.
J’ai d’ailleurs emprunté le concept de « Flèche de futurité » du philosophe Ricoeur qui me semble intéressant dans ce cadre. Celui-ci dit que le passé est plein de projets, d’expériences inabouties et que des fois, elles refont sens à un moment au sein de différents groupes. Et ça je l’ai vu à plusieurs reprises. Par exemple, au château de Goutelas, c’est le récit matrimonial qui a permis de remettre ensemble des personnes qui était autour de Goutelas.
Pour faire ce travail là, il faut effectivement considérer chaque personne avec ses récits, ses origines… Même les récits les plus minoritaires doivent pouvoir s’exprimer, car c’est peut être ces derniers qui à un moment vont refaire sens.

Sortir de la notion de public(s)

Sur la question des publics, je vais évoquer le cours de médiation culturel que je donne à l’université. Je me suis servi des travaux d’Axel Honnetth qui a travaillé sur la question de la reconnaissance sociale. Il dit que l’on doit être reconnu comme personne, sujet et individu. Par cette approche, on sort de la notion de public(s). S’il on est sollicité comme individu, on l’est comme étant le croisement de beaucoup de récits ou d’histoires. D’ailleurs si je m’adresse à chacun de mes élèves, ces derniers ne sont pas interchangeables. Donc on ne s’adresse pas à un public au sens ou on pourrait le substituer quel qu’il soit, le changer…
Il y a aussi la question d’être considéré en terme de droit : que la personne puisse faire des recours, participer aux décisions… Dans ce cas, au sein d’une communauté patrimoniale, ce ne sont pas juste des spectateurs ou des auditeurs mais des gens qui peuvent être amené à donner leur avis, à faire des bilans, à pouvoir énoncer leur désaccord… Le dernier point évoqué par Axel Honnetth est celui de la reconnaissance de la personne en tant que sujet. Cela revient à estimer les personnes qui sont là, que l’on considère que leur point de vue est important jusqu’à les associer aux réflexions, aux stratégies, à participer à la programmation. Avec ces approches là, j’ai donc des difficultés avec la notion de public.. Un public dont on imaginerait qu’il est interchangeable. Ce qui fait que l’on ne sollicite pas les personnes à titre individuel.
Je privilégie une posture différente qui fait que, dans la façon dont on fait de la médiation culturelle, on va s’intéresser dans un public à chaque individu…

Est ce que cette démarche de « l’accueil de l’autre » peut être étendue à d’autres entités comme les autres vivants non humains ?

On y travaille effectivement beaucoup, notamment dans la communauté patrimoniale dont je suis gérant dans les quartiers Nord de Marseille. On aborde la distinction nature / culture. Même dans la Convention de Faro, il n’y a pas de distinction entre patrimoine culturel et patrimoine naturel. A Goutelas, la question s’était posé de faire intervenir des non humains. Même si finalement, cela n’a pas été jusque là.
Mais dans certaines communautés, les arbres parlent, dans des balades patrimoniales, il y a des fantômes. Autre exemple : une communauté qui s’est monté récemment s’appelle « Les gamarres » du nom d’un crustacé qui habite au fond d’une rivière polluée des quartiers Nord de Marseille.
Ce n’est pas forcément naturel pour tout le monde, mais cette question là est d’ailleurs centrale au sein des oiseaux de passage, dans nos recherches. On travaille aussi avec des personnes qui viennent documenter : la faune, la flore… Pour nous dans l’hospitalité, il y a un territoire avec différentes composantes : des lieux d’hébergements, des forêts, des champignons, des plantes…

Auteur
Je m’appelle Cyril Leclerc. Je propose, en tant qu’indépendant, du conseil et de l’accompagnement en communication dans les domaines culturels et artistiques. Diplômé en Histoire de l’Art et en Ingénierie culturelle, je me suis, au fil de mon parcours, spécialisé dans la communication culturelle, jusqu’à en faire mon métier. J’ai notamment été pendant sept années, chargé de la communication culturelle à l’Abbaye aux Dames, la cité musicale (Saintes – France). Je m’intéresse particulièrement à la façon dont on peut mettre les outils marketing au service de projets culturels et comment la communication peut enrichir un projet culturel, lui apporter du sens…