Le travail de médiation interroge sans cesse les modalités d’appréhension et d’expérience de l’œuvre. Lors de Museum Connections, la « médiation sensible » était le sujet d’une table ronde réunissant, autour d’Anne-Sophie Marchal, Responsable de la médiation culturelle et de l’accueil des publics au Château de Chillon et Co-directrice de La Lucarne, Lucie Aerts, Cheffe du service Médiation au Musée national de la Marine, Kathleen Bouquet, Adjointe de la Direction au Musée de la conserverie Alexis le Gall, Isabelle Burkhalter, Responsable de la médiation culturelle au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, Anne-Sophie Grassin, Responsable de l’action culturelle au MAC VAL, Coordinatrice du groupe de travail dédié à la médiation sensible au sein d’ICOM CECA, et la Dr Charlotte Slark, chercheuse au Sensorial Museum (University of Westminster).
Une approche holistique pour « revivifier » l’appréhension de l’œuvre d’art par le visiteur
Anne-Sophie Grassin introduit le concept de « médiation sensible » et en présente les enjeux, le périmètre et les retombées sur l’expérience du visiteur. Distincte de la médiation sensorielle qui n’en constitue qu’une partie, comme du « sensationnel » qui convoque la satisfaction immédiate plutôt que l’accompagnement du visiteur dans son appréhension de l’œuvre, la médiation sensible ne se limite ni au jeune public ni aux publics dits spécifiques et tire sa raison d’être de deux constats :
– la crise de l’attention et la propension à consommer les œuvres plutôt qu’à les explorer ou les recevoir,
– l’ère de la « post-médiation », qui marque le besoin d’expérimenter ou d’éprouver les œuvres plutôt que de les considérer d’un point de vue intellectuel ou savant.
Ce « tournant sensible » ramène corps, sens et sensibilité au cœur de l’expérience, interrogeant les conditions qui rendent possible la rencontre individuante à l’œuvre (Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual), la « découverte des œuvres par le corps pensant ». L’angle se veut holistique : cœur, esprit, corps, émotions, imaginaire sont mobilisés pour une connaissance qui s’éprouve.
Ainsi au MAC VAL, deux orientations ont été prises à la faveur du développement de l’action culturelle pour 2023-2024 : la « Fabrique du sensible » (visites, supports, performances…) et le « Programme des attentions ». Dans le cadre de la première, des cartels sensibles invitent le visiteur à entrer en dialogue avec une œuvre, en jouant sur quatre types d’approches : sensorielle, kinesthésique, émotionnelle et par l’imaginaire. La personne est par exemple invitée à reproduire un geste ou un motif de l’artiste. Des Balades sensibles, promenades chorégraphiées en binômes parent-enfant, sont également proposées pour les 0-3 ans, visant à développer « des modes d’attention, d’écoute et de regard spécifiques face aux œuvres. » Dans un autre registre, les Slow visites, parcours d’1h30 organisées autour de 5 œuvres, inspirées des techniques de l’hypnose relationnelle, offrent une expérience inédite de visite qui permet « de ralentir, d’étirer le temps au musée », « d’amplifier l’expérience des œuvres » et de remettre en jeu « l’expérience esthétique ». Le « Programme des attentions », quant à lui, vise à favoriser l’exercice de la concentration et à en améliorer la qualité, depuis la capacité à « remarquer », à s’arrêter, à construire et approfondir son propre regard face aux œuvres
Se projeter dans des sensations, raconter ses émotions, fabriquer ses histoires
Atelier multisensoriel destiné aux enfants de 3 à 6 ans au Musée de la Conserverie Alexis le Gall
Kathleen Bouquet du Musée de la conserverie Alexis le Gall (Loctudy, dans le Finistère Sud) présente un programme destiné aux enfants de 3 à 6 ans : invités au travers de visites contées à se mettre dans la peau d’un petit animal-mascotte, ils explorent des sensations d’abord de façon projective (imaginer des couleurs, des sons, des odeurs…), puis avec leurs cinq sens (manipulations d’objets, découverte de parfums, partage d’une comptine, dégustation de sardines…). À l’occasion de la Journée mondiale du bien-être en juin 2023, le musée a également initié une séance méditative avec des publics adultes autour de deux linogravures en lien avec l’univers maritime et industriel du musée. Cette introduction « immersive », inspirée de la méthode Mindful Art Expérience (Marjan Abadie), précédait un atelier créatif de décoration de cartes mémorielles à l’aide de tampons linogravés, autour d’histoires d’ouvrières. Chaque participant créait sa composition « sensible » à l’aide de motifs et de citations poétiques, baigné dans l’atmosphère musicale de « chants des sardinières ». L’équipe du musée s’était ici inspirée d’un atelier que l’artiste Mélanie Alpach avait conçu en janvier 2023 pour la Fondation Louis Vuitton dans le cadre de l’exposition Monet-Mitchell. Le Dr Charlotte Slark évoque de son côté le Sensorial Museum (un projet de l’Université de Westminster) dont l’un des volets consiste en la création d’un kit sensoriel actuellement au stade de prototypage, demain proposé aux musées et aux institutions.
Dispositif Essentiel – Musée national de la Marine, scénographie de Casson Mann
« Éduquer, ce n’est pas remplir des vases, c’est allumer des feux. » (Montaigne)
Dans le site parisien du Musée de la Marine, récemment rénové, les dispositifs de médiation ont été entièrement repensés dans la perspective d’une meilleure inclusion de tous les publics. Lucie Aerts nous précise que la réflexion s’est articulée autour de la prise en compte de la diversité des sensibilités : la cinquantaine de dispositifs (dont la moitié sont numériques) jalonnant le parcours présente une grande hétérogénéité, afin que chacun y trouve son compte. En ligne de mire également, une citation de Montaigne : « Éduquer, ce n’est pas remplir des vases, c’est allumer des feux. » L’ambition est qu’in fine, le visiteur ressorte de l’exposition un peu différent de ce qu’il était au départ. Il s’agit donc de favoriser la mémorisation des contenus et leur prise sur les sensibilités, les sens et l’imagination. Un « Parcours essentiel » en accessibilité universelle est également à disposition, et un « Sac du Marin » est disponible pour les 3 à 6 ans, proposant huit pochettes-activités mono-sensorielles (lesquelles permettent de mieux canaliser l’attention des jeunes enfants). Une « map sensible » permet également aux parents d’enfants présentant des troubles du spectre autistique de s’orienter en fonction des sollicitations visuelles et sonores, et de tracer leur propre chemin. Pour les 0-3 ans, une visite contée sensorielle est proposée. Et pour les publics hypersensibles que l’excès de sollicitations immersives peuvent heurter ou fatiguer, un espace (« bulle ») de repli et de repos a été conçu, inspiré de l’approche Snoezelen, développée aux Pays-Bas et destinée initialement aux personnes autistes.
Vue 3 D de « La Bulle », espace d’inspiration Snoezelen, au Musée National de la Marine – Inclu&sens
La médiation sensible au service du bien-être dans les musées
Isabelle Burkhalter du Musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH) rappelle que beaucoup de lieux culturels créent des dispositifs de médiation sensible sans même en avoir conscience ou les dénommer comme tels : ainsi au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, le travail sur l’appréhension par les sens, a débuté il y a longtemps, au départ pour les enfants et pour les personnes en situation de handicap, puis, progressivement, s’est développé pour tous les publics. « C’est devenu un état d’esprit qui irrigue toutes nos propositions de médiation sous l’égide du bien-être. » Un programme Bien-être au MAH a été ainsi développé avec des visites en mouvement, des séances de Pilates face aux œuvres ou encore Méditer au musée.
Peut-on faire de la médiation sensible avec du numérique ?
Cette question d’une auditrice provoque une dernière interrogation : la médiation sensible traite de l’humain et du vivant et favorise le rapport matériel de l’être à l’œuvre. Même s’il peut dans certains cas compléter une expérience ou remplacer un contenu absent, « quelque part, le numérique fait écran, même s’il n’a plus à prouver qu’il a une place dans le musée », conclut Anne-Sophie Grassin.
Photo de couverture : La Bulle, espace d’inspiration Snoezelen – Conception Inclus&sens et Musée national de la Marine