Alors que l’offre culturelle n’a jamais été aussi dense, et que les structures se sentent parfois un “peu larguées” sur les stratégies à mener en terme de conquête des publics, l’utilisation des datas (données) peut apparaître comme l’outil idoine dans la mise en place de nouvelles relations aux publics.
Lors de cette table ronde réunissant Eddie Aubin (Ma Gestion Billetterie), Guillaume Pfister (responsable du marketing – Deezer), Ludovic Bordes (Arenametrix) et Cécile Venot (développement des publics – Centre Pompidou), la question posée était simple : récolter des données, oui mais pourquoi faire ?
De plus en plus, les responsables communication ou des relations aux publics s’intéressent à l’analyse et la récolte des données même si cela est récent. “Il y a six ans, il y avait très peu de données sur les publics ou alors elles étaient éparses dans des fichiers Excel” affirme Ludovic Bordes. D’où proviennent ces données ? Elles peuvent, par exemple, provenir de la billetterie en ligne mais aussi des réseaux sociaux, des formulaires post-visite (ou post spectacle), lors de la visite in situ (livres d’or numériques), des boutiques en ligne ou de la géolocalisation… Ludovic Bordes explique qu’à Arenametrix, 3 types de données sont analysées : des données socio-démographiques, des données transactionnelles (liées à un achat) et des données liées aux comportements web (interaction via un site internet, une newsletter).
Les données : “un outil de gestion du changement” pour les acteurs culturels
Cécile Venot (Centre Pompidou) explique comment la refonte du système de billetterie / de la relation publics les a amenés à reconsidérer leur manière de travailler. Opérationnel depuis 2016, celui-ci (outil SecuTix) leur a permis de mettre en place un référentiel de données clients unique : soit un processus simplifié d’exploitation des données.
Celui-ci est évidemment utilisé pour affiner le ciblage marketing mais aussi pour l’analyse du comportement de visite. Les données donnent la possibilité de connaître le niveau de satisfaction du visiteur, voire de pouvoir lancer une campagne en cas d’insatisfaction. Parallèlement, le Centre Pompidou expérimente la mise en place d’un livre d’or numérique qui leur apporte beaucoup d’informations qualitatives et quantitatives sur la manière dont l’offre culturelle est réceptionné par le visiteur. Au final, cela leur permet de comprendre le parcours du visiteur. Ces données récoltées sont un excellent outil dans la gestion du changement : “on a beaucoup plus d’emprise au niveau des arbitrages avec la direction, les équipes, dans la conduite du changement”.
“Tout le monde veut de la data, mais pourquoi faire ?”
Le changement, justement. Quelles évolutions dans la gestion des données ? Selon Eddie Aubin, c’est une évolution récente dans le secteur culturel. Derrière cette évolution, il y a une question à se poser. En effet “tout le monde veut de la data, mais est-ce que l’on en fait quelque chose ?” Le créateur de « Ma Gestion Billetterie » pose la question de la méthode : comment je fais pour récolter les données ? La mise en place de la RGPD l’année dernière pose aussi des questions en termes de consentement. Désormais, lorsque l’on fait une utilisation marketing de la data, il faut, effectivement, demander l’autorisation, le consentement. La récolte et l’utilisation des données doit donc être faite de façon intelligente, en partenariat avec les publics pour personnaliser l’offre que l’on va lui proposer mais aussi pour éviter d’être trop intrusif…
« Le premier travail est de s’interroger : qu’est ce que je fait aujourd’hui ? Puis de mettre en place un cahier des charges pour déterminer : où est ce que je veux aller ? » Pour Guillaume Pfister, l’important ce n’est pas la quantité de donnés collectées mais plutôt la qualité : comment on croise ces datas pour leur donner de la cohérence ?
« Donner de la valeur à la data suppose un nouveau paradigme organisationnel »
C’est ce que précise aussi Ludovic Bordes : « une donnée ne prend de la valeur qu’à partir du moment où elle est transformée en information ». Pour lui, les institutions culturelles ont pour la plupart compris le potentiel de la data. Mais il y a deux choses importantes pour passer le cap :
– l’intégration de la donnée ou la mise en commun des données (une base de donnée unique avec des sources variées),
– la conduite du changement et l’acculturation des équipes en interne (les datas n’ont aucune valeur si l’ensemble de l’équipe n’a pas compris le potentiel de ces dernières et travaillent ensemble
Eddie Aubin abonde dans ce sens : dans la récolte et l’utilisation de la data se pose la question d’un “nouveau paradigme organisationnel”. Pour lui “on pense encore trop horizontalement, les équipes ne sont pas encore organisées pour travailler ensemble, de manière centralisée”.
On peut ensuite travailler sur la fidélisation des publics (les datas permettent d’améliorer et de personnaliser l’expérience culturelle, en sublimant une émotion) et leur développement (les datas peuvent être prédictives : quels seront les publics de demain ?).
Certes la data peut aider une structure culturelle à trouver ses publics, mais elle doit être intégrée dans une stratégie globale. Eddie Aubin affirme : “Si le site internet n’est pas bien référencé ou insuffisamment mis en avant dans la communication, vous récupérerez moins de datas. Il s’agit donc de s’intéresser aux méthodes du e-commerce, de repenser sa communication : comment j’interagis avec mes publics au lieu d’imposer ma communication ?”
Une nouvelle approche métier ?
Les choses changent, les métiers aussi. Pour Cécile Venot, il y a une évolution tangible dans le domaine du développement des publics. Les contraintes au niveau des ressources humaines obligent à faire appel à des intervenants externes (difficile pour une structure culturelle d’attirer un spécialiste des datas). Cela nécessite cependant de former et d’accompagner et de former les équipes en interne. Au delà de ces aspects, elle mène avec ses équipes une réflexion pour simplifier les process, ne pas être en souffrance dans la récolte et l’utilisation des données. Ce qui permet de simplifier certaines actions (par exemple : compréhension des adhérents, de leurs intérêts, de leurs attentes pour pouvoir leur proposer les meilleures propositions et avantages…) pour consacrer de l’énergie sur d’autres tâches plus essentielles. Une autre dimension très importante au Centre Pompidou, la direction générale est sensible à l’utilisation de ces données. Le fait que cette volonté soit portée au plus haut niveau permet de convaincre progressivement les équipes.
Alors comment faire comprendre aux équipes l’importance de ce travail sur la donnée ? Eddie Aubin rappelle que les lieux culturels font face à une forte concurrence : “chaque soir à Paris, il y a 500 spectacles”. Il faut donc pouvoir se former à ces enjeux (en marketing, en communication digitale). Il faut aussi considérer les attentes les besoins des publics, mais aussi (comme cela été évoqué au TMNLAB), aller voir ce que font les voisins. Eddie Aubin a dans cette optique organisé le premier Forum de la billetterie, pour créer un espace de rencontre entre les différents domaines (sports, tourisme, culture…) qui travaillent avec la billetterie et les datas, mais aussi pour mettre en avant, faire connaître les acteurs de ce domaine.
Pour Guillaume Pfister, l’idée serait de croiser les problématiques des industries culturelles et des organisations culturelles : “un conservateur du patrimoine ou un commissaire d’exposition a énormément à apprendre en échangeant avec les programmateurs de playlists de Deezer et vice-versa”.
Ludovic Bordes complète : “les restaurants, les cinémas sont des concurrents (et ils sont présents sur le web) des organisations culturelles. Il ne faut pas hésiter à aller voir ces secteurs qui ont pris un peu d’avance mais qui ont les même problématiques de fréquentation, d’acquisition ou de fidélisation des publics”.
Quelles perspectives ?
On entre dans une ère de l’échange : le fait de partager des données peut permettre de suivre les publics à l’échelle d’un territoire, d’une municipalité… Pour mieux les connaître, personnaliser leur expérience, voire les transformer en ambassadeurs.
Aujourd’hui, les règles protègent suffisamment les utilisateurs. On peut désormais se poser la question de l’exploitation des données à plus grande échelle. Ludovic Bordes vient l’illustrer avec deux exemples :
– Culturespaces (qui gère une dizaine de sites culturels ou artistiques en France) travaille à la mutualisation des données des sites dont il a la gestion. Cela permet de proposer, par exemple aux visiteurs du Musée Jacquemart André, en fonction des données récoltées, de venir à l’Atelier des Lumières.
– Le projet Datas&Musées, imagine de mettre en commun de manière anonyme les données entre différents lieux culturels (Monuments Nationaux, musées…) pour mieux comprendre la circulation des publics et leurs comportements de circulation.. “On va être dans un rôle d’observatoire et de se dire par exemple : En général, les jeunes de 25 ans qui habitent à kilomètres d’un musée d’art contemporain ont l’habitude de prendre leurs billets trois jours avant”.
De telles données sont utiles en termes de communication mais elles peuvent avoir d’autres usages. Ludovic Bordes donne l’exemple de boutiques de musées britanniques qui changent la disposition / le choix de leurs produits dérivés au sein de leur boutique en fonction de la prévision en terme de provenance géographique amenée par les données.
La data est-elle “anticulturelle” ?
Est ce que la donnée n’enferme pas les publics dans leur propres goûts ? Dans leur propre “bulle culturelle” ? N’est-elle pas “anti-culturelle” dans le sens où elle empêcherait la découverte ? Guillaume Pfister explique que les fonctionnalités de prescription sur Deezer représentent seulement 10 à 15 % des usages. Pour le reste, ce sont des auditeurs, en démarche active, qui savent déjà ce qu’ils veulent écouter. L’influence, grâce à la donnée, sur la prescription, sur les goûts des publics reste faible.
Ludovic Bordes explique que la data reste un outil pour satisfaire des objectifs : “si l’on a pour objectif de ne pas enfermer les gens, vous pouvez le faire (…) l’utilisation de la data donne la possibilité de les enfermer ou non. Cela reste un outil en votre possession qui vous permet d’aboutir à votre vision”.
Guillaume Pfister complète en expliquant que, même les entreprises qui font de la donnée le coeur de leur business modèle, ont conscience que en ne servant que cet enfermement, le potentiel est moins important que si l’on apporte quelque chose de supplémentaire en favorisant l’ouverture.
Adopter ou non la data, la question n’est peut être pas là.
Nous sommes entrés de plein pied dans l’ère de la donnée et donc de l’offre culturelle confrontée à la data : comment les acteurs culturels sont capable de se confronter à cette nouvelle ère ? Doivent-ils utiliser les données pour mettre en avant ce qui marche ? Ou doivent-ils s’emparer de ces questions pour apporter sa propre vision, poser ses limites ? Ce sont le rôle et la responsabilité des acteurs culturels de choisir comment l’utiliser et l’intégrer au service de leur stratégie, leur vision…
[…] Les données : une ressource stratégique pour les structures culturelles ? juillet 8, 2019 […]
[…] Les données : une ressource stratégique pour les structures culturelles ? juillet 8, 2019 […]