Voilà dix années que le TMNlab se consacre à la constitution d’une communauté de professionnels réunis autour de valeurs partagées et d’une volonté : œuvrer à une transformation numérique adaptée au domaine du spectacle vivant.
Avec Anne Le Gall, cofondatrice de cette communauté et récemment nommée délégué générale, nous sommes revenus sur le chemin parcouru. Pratiques professionnelles, enjeux environnementaux, perspectives d’avenir… Elle nous partage sa vision dans cette longue mais instructive interview.
Communicant.info : Bonjour Anne, pouvez-vous vous présenter brièvement ? Et rappeler à nos lecteurs les raisons qui vous ont poussé à créer le TMNLAB en 2013 ?
Anne Le Gall : Je suis délégué générale et cofondatrice du TMNlab / laboratoire Théâtre & Médiation à l’ère Numérique. En 2013, je travaillais déjà depuis une dizaine d’années dans le secteur du spectacle vivant. J’avais en charge des sujets numérique plutôt liés à la communication (refonte de site internet, usages intranet, appropriation des réseaux sociaux). J’ai très rapidement mesuré, dès le début de ma carrière, la difficulté de trouver une information liée à la transformation numérique de nos métiers. En tant que professionnels, nous étions assez « isolés », chacun dans nos structures face à ces questions. II y avait aussi peu d’échanges, de transparence, de coopération. Assez rapidement, j’ai animé un réseau informel pour échanger avec d’autres professionnels… C’est qui m’a fait me rendre compte de la nécessité de créer un espace de confiance, qui accompagne l’évolution des métiers par la coopération. C’est ainsi qu’est né le TMNLAB en 2013.
« Accompagner la transformation des métiers, des institutions et (…) inspirer les politiques culturelles du spectacle vivant. »
Communicant.info : Le réseau TMNlab est donc né à la jonction de deux champs très vastes : le numérique et le spectacle vivant. Comment définiriez-vous l’action de cette association après dix ans d’activité ?
ALG : Précisons qu’à l’origine, le TMNlab n’était pas une association, mais une communauté de terrain. elle était constituée de professionnels qui avaient besoin d’échanger des bonnes pratiques, de partager leurs expériences… C’est l’acte fondateur de ce que représente le TMNlab aujourd’hui.
Dix ans après sa fondation, l’enjeu pour le TMNlab demeure l’articulation des besoins des professionnels et des signaux faibles qui émanent de cette communauté : quelles sont les priorités ? Quelles sont les réalités de terrain ? Comment entretenir la coopération à l’échelle du secteur en prenant en compte le temps long d’une carrière professionnelle ? Comment mettre efficacement en relation des professionnels éloignés géographiquement et parfois isolés dans leur métier ? De quelles façons devons-nous enrichir le pôle ressources, qui a été un élément fondateur de cette communauté ? Comment animer un réseau de plus en plus vaste (près d’un millier de membres en 2023) entre rencontres à distance et déplacements sur le territoire, pour assurer un maillage vigilant du spectacle vivant en France ? En ces termes, l’action du TMNlab ne s’est pas reformulée en dix ans.
Ce qui a évolué, c’est notre rôle d’observatoire et de prospective. On a toujours eu vocation d’être un endroit d’objectivation, d’analyse, au-delà du regard empirique. Nous avons beaucoup développé cet aspect avec pour objectifs d’accompagner la transformation des métiers, des institutions et, dans le fond, d’inspirer les politiques culturelles du spectacle vivant. Mais de façon singulière : avec le regard des professionnels eux-mêmes, qu’ils soient opérationnels sur le terrain, artistes ou dirigeants d’un établissement.
« Un rôle de vigie dans la transformation numérique à l’œuvre dans le secteur des arts vivants »
Communicant.info : Vous évoquez des signaux faibles. Que signifient-ils pour vous ?
ALG : Ce qu’on appelle les “signaux faibles”, ce sont les expérimentations, les cas d’usage, les initiatives et les questionnements qui remontent du terrain, jusqu’aux lieux les plus petits ou les territoires les moins identifiés. C’est une réponse au présupposé selon lequel “les gros lieux” allaient être moteurs de la transformation numérique et entraîner et / ou apprendre aux “plus petits”. Or ce « ruissellement » n’existe pas, en tout cas il ne se vérifie pas à notre échelle ni dans d’autres secteurs culturels observés.
Le TMNlab a donc un rôle de vigie dans la transformation numérique à l’œuvre dans le secteur des arts vivants. On identifie les “signaux faibles”, la manière dont les questions numériques se formulent de façon “située”, c’est-à-dire adossées à un projet artistique, à un territoire, à un bassin de population.
On analyse ces “signaux faibles”, on les questionne, on tâche de leur donner une visibilité pour que ces façons de faire essaiment sur le réseau.
Communicant.info : En dix ans, vous avez justement mené deux études d’envergure nationale. La première, « l’État des lieux du numérique dans les théâtres » a été publiée en 2016. Puis, vous avez réactualisé cette étude en 2021… Comment cette étude s’articule-elle avec vos missions ?
ALG : Ces deux études, commanditées et dirigées par le TMNlab avec le soutien du ministère de la Culture, devaient pointer la nécessité d’établir des normes d’observations professionnelles et des normes d’usage. Ce travail nous a permis de poser des chiffres précis sur le diagnostic itinérant que nous formulons tout au long de l’année (notre réseau compte 70 structures, sur l’ensemble du territoire métropolitain). Il nous permet également de prioriser les actions de notre feuille de route, d’identifier les sujets à aborder collectivement (lors de nos rencontres professionnelles, ou des rendez-vous entre adhérents du réseau). Le deuxième état des lieux est une version actualisée et augmentée de la première étude. Les problématiques, enjeux et opportunités du numérique ont considérablement évolué en cinq ans. La cible aussi a évolué ; du spectacle vivant, nous avons élargi le périmètre de l’étude aux arts visuels.
« Intégrer de façon cohérente le “fait numérique” et les impacts qu’il implique, dans un projet culturel. »
Communicant.info : Quelles sont les évolutions / différences que vous relevez entre ces 2 états des lieux, même s’ils ne sont pas tout à fait distincts ?
ALG : On remarque, en premier lieu, qu’il n’y a pas d’évolution significative en ce qui concerne l’évolution des compétences, contrairement à ce que nous préconisions en 2016. On constate un élargissement des pratiques, une évolution de la part du budget allouée. Mais comme en 2016, le problème du manque de formation ressort de façon criante en 2021. Les professionnels se sont organisés, grâce notamment à des réseaux comme le nôtre, et la culture de la veille et de l’autoformation s’est développée. Pour autant, la structuration de cette “formation informelle” et l’accès à la formation traditionnelle sont insuffisantes.
Parmi les éléments qui apparaissent dans l’État des lieux de 2021 : des sujets de données, d’open data, ou d’impact écologique du numérique qui n’étaient pas abordées en 2016. En même temps, on constate que les politiques publiques, qui auraient pû suivre ces évolutions, n’ont pas forcément évolué. Ces besoins nécessitent d’autres formes de soutien que celle d’une coopération que porte le TMNlab, avec ses moyens. Enfin rappelons que l’enquête de 2021, conçue comme un outil d’auto-diagnostic, a été soumise lors de la crise sanitaire. Dans ces circonstances inédites, nous avons beaucoup échangé avec les équipes des lieux qui ont répondu. Or la “maturité numérique” n’est pas uniforme au sein d’une structure ; les professionnels confrontent parfois leur vision à celle de leur direction : où en suis-je en tant que professionnel vis à vis du numérique ? Et où est que j’estime que ma structure devrait être ? Ça nous a permis d’avoir une double cartographie du territoire : à l’échelle des directions, et à l’échelle des problématiques quotidiennes des professionnels qui ont répondu (on en revient aux signaux faibles).
Il y d’ailleurs 37 % des répondants qui déclarent que la transformation numérique est incompatible avec les missions d’un lieu d’art vivant. C’est assez problématique, dans la mesure où le TMNlab interroge notamment le numérique comme fait social… Et au contraire, quand 55 % des personnes interrogées considèrent le numérique comme un axe prioritaire, ça nous interroge également de faire du numérique une priorité “en soi”… C’est pourquoi nous préconisons au contraire un numérique “situé”. Il s’agit d’intégrer de façon cohérente le “fait numérique” et les impacts qu’il implique, dans un projet culturel.
La question que nous posons depuis le début : “quel numérique voulons-nous ?”
Communicant.info : Le TMNlab est lauréat d’un volet du PIA : le diagnostic « Compétences et Métiers d’Avenir ». Pouvez-vous nous présenter ce projet ?
ALG : Ce projet, mené en consortium avec le réseau HACNUM, est baptisé “Cunuco Lab”, le Co-Lab des Cultures numériques. Il s’agit d’un diagnostic sur les besoins en formations dans les arts vivants, arts hybrides et la webcréation, mené de novembre 2022 à juillet 2023.
Ce travail de recherche est en phase avec l’ADN du TMNlab : accompagner la transformation des métiers. Ce diagnostic vient approfondir notre état des lieux, et propose des recommandations concrètes et chiffrées. Avec ce projet, nous préfigurons un écosystème pour accompagner de manière plus concrètes la montée en compétences du secteur.
Communicant.info : Difficile d’aborder le numérique sans interroger son impact environnemental et sociétal… Quelle vision le TMNLab et sa communauté souhaitent-ils porter sur ce sujet ?
ALG : Depuis sa fondation il y a dix ans, le TMNlab porte une vision du numérique plurielle : l’appréhension du fait social, la connaissance de nouveaux outils, de nouveaux usages, l’expérimentation de nouveaux espaces de création… Loin d’une course à l’innovation, nous cultivons le goût de l’expérimentation et la compréhension de nouveaux modes relationnels, de pratiques culturelles innovantes, d’opportunités créatives pour les artistes. Nous avons interrogé le “numérique responsable” dès 2019, mais la question environnementale est contenue dans la question que nous posons depuis le début : “quel numérique voulons-nous ?”
Pour autant, nous restons vigilants vis-à-vis des discours ou des positions de principe “anti-numériques”, parce que le risque c’est de se couper d’une partie du public. Si la culture délaisse les espaces numériques, à quoi va-t-on laisser la place pour les publics en ligne ?
Pour répondre à l’impératif écologique dans nos pratiques professionnelles, on tâche d’identifier, de présenter et de sensibiliser le secteur aux référentiels qui permettent de prendre des décisions éclairées. On travaille par exemple avec ARVIVA pour présenter leur calculateur d’empreinte carbone, on teste les solutions des hébergeurs alternatifs, on suit le programme des Augures pour inviter les professions techniques à adopter les usages de l’éco-scénographie. Ce sont des petits pas, mais des petits pas qui se veulent concrets et à l’endroit précis des tâches quotidiennes des professionnels.
« Apprendre à renoncer à certains projets, mieux évaluer nos objectifs, repenser nos modes de productions de façon mutualisée »
Communicant.info : Essayons de nous projeter : comment imaginez-vous l’écosystème numérique dans 10 ans ?
J’alterne entre réalisme et dystopie. Je fais partie des utopistes du numérique : j’ai très vite vu le potentiel vis-à-vis de l’intelligence collective, je suis une grande adepte des cultures du libre, admirative de la productivité des communautés, de la créativité des Internets. Mais ce web là a été mis à mal… On connaît l’impact de la plateformisation sur la diversité d’accès à la culture, des biais algorithmiques sur la découvrabilité, de la fin de la neutralité du net…
Pour autant, ça donne du sens à notre action : le secteur culturel doit comprendre ces enjeux et être acteur de cette profonde transformation. Cela passe par la coopération et l’encapacitation, à un niveau local autant qu’international, en Europe, dans la francophonie. Il faut des décisions politiques fortes pour construire des référentiels, des standards, de l’interopérabilité et défendre la diversité culturelle dans un paysage hybride. Et nos lieux vont continuer à s’hybrider : à de nouveaux usages, à de nouvelles formes, à de nouveaux modèles. Enfin, la convergence des transitions doit s’imposer : la transition numérique est un moteur de transformation, la transition écologique peut bénéficier de cette dynamique d’innovation tout en imposant de construire un numérique plus soutenable. Cela veut dire aussi apprendre à renoncer à certains projets, mieux évaluer nos objectifs, repenser nos modes de productions de façon mutualisée. C’est une dynamique à l’œuvre dans le secteur, elle doit s’accélérer.